L'incertitude, les peurs que nous vivons peuvent-elles être vaincues par la sagesse ?
Mathieu Ricard : En temps d’incertitude, c’est le moment ou jamais de prendre davantage conscience de notre humanité commune.Et la sagesse, ce n’est pas quelque chose d’éthéré, c’est au contraire extrêmement pragmatique, puisque ça vise à être au plus proche de la réalité ce qui mène à une une pensée juste, une parole juste et une action juste pour ne pas tomber justement dans les préjugés, les fausses nouvelles la discrimination, l'éloignement des autres etc .... en fait c'est un outil extrêmement précieux le discernement qui doit l'accompagner la bienveillance".
Quels sont selon vous les vérités qui apparaissent au cours de cette crise sanitaire ? Que nous révèle cette période de pandémie sur toute la planète, une planète entière masquée ?
Christophe André : toutes les crises sont en réalité des dévoilements, des rappels à l'ordre du réel. C'est vrai que si on cherche vraiment ce que peut-être nous arriverons à retirer de ce qui nous arrive; c'est que ça nous aura ouvert les yeux sur notre fragilité en tant que personne, sur notre fragilité en tant que société également. Je rejoins ce que disait Mathieu, la sagesse va améliorer notre capacité.
André Comte-Sponville définissait la sagesse comme "le maximum de bonheur dans le maximum de lucidité". La sagesse nous aide à davantage de paix intérieure mais aussi à davantage de lucidité. C'est-à-dire quelle ne doit pas nous éloigner du réel comme le disait Mathieu.
Nous aimons bien rajouter une troisième caractéristique à la sagesse : le maximum de bonheur dans le maximum de lucidité et le maximum de générosité.
La sagesse doit nous aider à nous tourner vers l'action. Le sage ce n'est pas quelqu'un qui est inhibé, ce n'est pas quelqu'un qui gesticule.
C'est quelqu'un qui se dirige vers l'action juste en essayant d'améliorer autant que possible le réel qui est à sa portée bien sûr.
Alexandre Jollien : En ces temps troublés où plus que jamais la solidarité est requise, j'aimerais de tout mon cœur vous souhaiter la paix, la joie et la grande santé. Avec une violence inouïe la pandémie nous a balancé à la face le tragique de l'existence et nous a rappelé les lois de l'interdépendance. Plus que jamais nous voilà embarqués tous sur le même bateau sans qu'on puisse désormais le nier.
La compassion se dit en sanskrit Karuna c'est d'ailleurs le nom que porte l'association de Mathieu. Si l'interdépendance, la virulence du covid font des dégâts il est grand temps d'imposer au coronavirus le Karuna virus, oserais-je dire. Le virus de la compassion.
Retroussons nos manches ! Épaulons-nous les uns les autres ! Prêtons l'oreille pour que personne ne se retrouve sur la touche.
Si l'idéal de la grande santé n'est hélas pas accessible à tous, chacun peut œuvrer pour que le plus grand nombre entre dans la grande santé; à savoir inscrire sa vie dans une dynamique et progresser.
Alors sans tarder, mettons tout en œuvre pour répandre autour de nous, dans le respect bien sûr des gestes barrière, le Karuna virus !
MR : C'est le moment d'être plus actif que jamais pour faire preuve de solidarité, tout continuant d'être assez altruiste en se distanciant des autres pour ne pas les contaminer.
Et en même temps, pour faire tout ce qu'on peut pour venir en aide à ceux qui sont démunis, à ceux qui sont seuls, les personnes âgées etc ... Encore plus de solidarité doit être mise en œuvre en ce moment difficile.
Une autre chose, Christophe parlait de dévoilement : quand on regarde toutes les grandes épidémies virales depuis 30 ans, le sida, l'Ebola, le SRAS, la grippe aviaire, la grippe porcine et maintenant le covid - à chaque fois ça a été une manière déséquilibrée de nous relier aux autres espèces. Soit à travers l'élevage industriel, soit en troublant l'équilibre des espèces sauvages.
Dans cet Abécédaire de la Sagesse, quelques mots que j'ai relevés. D'abord il y a la peur : Christophe André vous dites que la peur est l'émotion la plus archaïque.
CA : Oui, la plus archaïque, car on la retrouve à tous les échelons du vivant. Même les organismes de très bas niveau dans la pyramide des espèces, manifestent des réactions de fuite ou d'évitement de ce qui les menace. Et au fond, cette émotion très forte, très archaïque, reste présente à notre esprit quoi qu'il arrive. Et donc, elle va très souvent tenter de prendre le contrôle de notre cerveau, de nos jugements, de notre regard sur le monde, de notre comportement.
On pourrait dire que c'est la mère de toutes les émotions douloureuses, de toutes les afflictions. Et donc, vaincre ses peurs c'est sans doute le pas le plus important que nous pourrions accomplir pour regagner en liberté - qu'il s'agisse de liberté intérieure qui est nécessaire à la sagesse, mais aussi en liberté extérieure.
J 'ai été frappé par un autre mot important dans cet abécédaire, c'est le mal. Et vous écrivez : "Le mal absolu est un mythe". Vraiment ?
MR : Si vous voulez, le film d'horreur typique c'est : tout le monde va bien, c'est un beau pique-nique, il y a quelqu'un qui arrive et son seul but au monde est de faire du mal.
Ça n'existe pas, même les pires dictateurs, les plus horribles, les plus sanguinaires, les plus aberrants, pensaient qu'ils faisaient ça pour une certaine cause.
Il n'y a personne qui fait le mal simplement pour faire le mal. À part quelques psychopathes, il y a toujours des circonstances. Ça permet d'étudier les causes et les conditions qui mènent peu à peu à un génocide, à un massacre, à la discrimination. Donc ce n'est pas quelque chose d' irrémédiable.
Il y a une autre raison pour ça, si on va au fond du fond, c'est ce que disait Nelson Mandela au bout de 30 ans de prison - on peut toujours trouver au fond d'un être un potentiel de bonté. En tant qu'animal social on peut devenir psychopathe et commettre des atrocités, mais on a une plus forte prédisposition à la bienveillance, une sorte de bonté naturelle.
Comment est-ce qu'on peut adapter la sagesse au monde moderne ? Comment est-ce qu'on s'adapte en fonction du mode de vie qui est le nôtre ?
MR : Vous savez, quand on s'entraîne à quelque chose, par exemple : les athlètes vont très tôt le matin dans un stade tout seuls, les musiciens font des gammes etc ... C'est vrai que, si on acquiert peu un peu les ressources intérieures pour mieux faire face aux hauts et aux bas de l'existence, normalement on doit garder cette même liberté intérieure et sagesse quelles que soient les conditions.
Dans cet abécédaire de la sagesse j'ai aussi relevé ce mot : humilité, Christophe André, vous écrivez que l'humilité c'est une forme de libération.
CA : L'humilité c' est une vertu qui est souvent mal comprise. L'humilité ça ne consiste pas à vouloir s'abaisser, ça consiste à renoncer à chercher à tout prix à être supérieur aux autres, à être admiré, à être acclamé, à faire la course en tête. C'est se débarrasser de ce genre de hochet, d'obsession, pour aller vers ce qui compte vraiment.
L'humilité serait une solution à beaucoup de nos maux contemporains qui sont en grande partie liés à ce que nous apprennent malheureusement les réseaux sociaux : paraître, être liké, être suivi, impressionner, présenter tous les côtés rayonnants, victorieux, ou pseudo victorieux de son existence.
Dans ce cas-là, l'humilité nous permet de nous dégager de ces espèces de courses qui sont très stressantes.
La course au narcissisme de notre époque est quelque chose qui stresse beaucoup les gens.
Plus une personne est attachée à son image, plus elle tourne le dos à l'humilité, plus elle stressée, plus elle est malheureuse et plus, hélas, elle va faire souffrir et rendre malheureux autour d'elle.
Comment est-ce qu'on se libère également de la culpabilité ? Parce que la culpabilité est un écran néfaste.
CA : La culpabilité. On parle bien de la culpabilité au sens psychologique. Il y a une ambiguïté, c'est vrai que l'excès de culpabilité c'est une souffrance. Au départ, la culpabilité, elle existe dans notre cerveau, la capacité à se sentir coupable,elle existe dans notre cerveau.
Ce n'est pas culturel ?
CA : Non pas seulement, pas seulement. Une certaine culture l'amplifie, la culture catholique traditionnelle avait tendance à beaucoup peser sur cette notion de culpabilité. Notre culture contemporaine a tendance à beaucoup nous déculpabiliser, nous dire qu'on est responsable de pas grand-chose et qu'on peut se laisser aller à nos instincts.
En réalité, normalement, la culpabilité c'est ce petit inconfort qui nous force à revenir sur ce que nous venons de faire et à nous demander si on a pas "mal fait", si on a pas fait souffrir quelqu'un, si on a pas adopté un comportement finalement inadéquat.Donc, c'est pas si mal la culpabilité lorsqu'elle reste un signal d'alarme.
Après, malheureusement, lorsqu'elle prend les commandes de notre regard sur nous-même ou sur les autres elle peut devenir une entrave considérable.
Mais, j'ai un peu tendance à réhabiliter la culpabilité. Les gens qui se sentent coupables, souvent ce sont des gens attentifs à ce qu'ils font, assez empathiques. Donc, ce n'est pas forcément un mal, c'est une question de dose.
MR : On peut distinguer le regret de la culpabilité. Le regret c'est : "j'ai fait du mal à quelqu'un et j'essaye de réparer ça en faisant du bien ....
Il ne faut pas se dévaloriser, mais il faut bien se rendre compte des erreurs qu'on a faites pour les redresser... et avoir une force de détermination de devenir meilleur et de réparer le tort que l'on a pu faire à autrui.
Christophe André, vous parlez des regrets chauds et des regrets froids
CA : Les regrets chauds, c'est les regrets que l'on a tout de suite. Je fais quelque chose ou j'ai dit quelque chose et je regrette de l'avoir fait. Les regrets froids c'est ceux qui peuvent nous saisir des mois ou des années après. Par exemple : "Je ne me suis pas assez occupé de mes enfants quand ils étaient petits" ou de ne pas avoir assez accompagnés ses parents âgés.
Tout ce paysage des regrets nous dit beaucoup de notre humanité. Il ne faut pas chercher à éradiquer les notions de regrets ou de culpabilité, il faut simplement comprendre ce qu'elle peuvent nous apporter et voir aussi jusqu'où elles peuvent nous asservir et nous faire souffrir.
Comme avec beaucoup de caractéristiques psychologiques, c'est une voie du juste milieu que nous avons à tracer au milieu de tous nos regrets.
Mais, les regrets ça nous tourmente ...
CA : Bien sûr, mais vous savez, parfois c'est bien d'être tourmenté. Les psychopathes dont parlait Mathieu tout à l'heure, sont peu tourmentés finalement. Les grands narcissiques sont peu tourmentés. Ils s'en foutent des autres, ils s'en foutent des conséquences de leurs actes.
Le seul truc qui les tourmente c'est qu'on ne les acclame pas, qu'on ne les admire pas, qu'ils ne gagnent pas plein d'argent ... après, la démolition de la planète, la démolition de la société, tout cela leur est complètement égal.
Vous savez, ce dont on est en train de s'apercevoir - et la sagesse c'est aussi ça d'une certaine façon - c'est que la souffrance, l'inconfort ne sont pas toujours à craindre, toujours à chasser.
Il y a une dose de souffrance, d'inconfort que nous devons accepter dans nos vies - et malheureusement on n'a pas toujours le choix - et surtout apprendre à affronter, à regarder en face, à mettre à plat, et voir comment nous pouvons garder certaines informations de ce signal d'alarme qu'est la douleur - qu'elle soit physique ou morale - et comment la dépasser ensuite.
MR : La souffrance n'est jamais désirable en soi, mais comme disait Christophe, comme de toute façon elle est inévitable, qu'est-ce qu'on en fait ?...
Est-ce qu'on s'effondre, est-ce qu'on devient négatif, est-ce qu'on traduit ça par une forme d'agressivité vis à vis des autres en reportant systématiquement le blâme sur autrui ?
Ou, est-ce qu'on essaie d'en faire une espèce de catalyseur pour grandir, pour avoir davantage de bienveillance, pour s'ouvrir davantage aux autres, pour apporter un remède aux causes de la souffrance ?
Ce qu'on appelle la bienveillance c'est : puissent les êtres, être heureux et trouver les causes du bonheur
et la compassion : puissent-ils être libérés de la souffrance et des causes de la souffrance
Si on ne remédie pas aux causes et qu'on a une sorte d'addiction aux causes de la souffrance et qu'on met sa main dans le feu en espérant ne pas être brûlé, c'est normal qu'on souffre.
Il faut chercher les causes et les remédier. La souffrance est aussi un signal d'alarme qui nous indique qu'il y a quelque chose qui cloche
Emission France Inter du 15/11/2020
Le psychiatre Christophe André et le moine bouddhiste et philosophe Mathieu Ricard étaient les invités de Pierre Weill pour leur nouveau livre, co-écrit avec Alexandre Jollien et publié aux éditions de l'Iconoclaste, "Abécédaire de la sagesse".